Dans un article consacré à la réécriture que j’ai publié il y a deux semaines, je parlais de « suivre le fil de la prémisse ». Comme certains commentaires m’ont suggéré que le concept de prémisse demeurait nébuleux dans l’esprit de la plupart des auteurs, j’ai choisi de l’illustrer aujourd’hui à l’aide d’un exemple emprunté à la télévision. Par un heureux hasard, Blake Crouch, qui a écrit la trilogie Waywar Pines dont s’est inspiré M. Night Shyamalan, est un auteur hybride, qui a collaboré avec l’auteur auto-édité J.A. Konrath. Je précise cependant que je n’ai pas lu ces livres originaux, et que ce billet mentionnera seulement les dix épisodes de la série.
Attention « spoilers » ! Cet article contient des révélation sur l’intrigue et ses rebondissements. Si vous avez l’intention de regarder cette série, il serait peut-être préférable de ne pas lire ces lignes avant de l’avoir fait.
Qu’est-ce qu’une prémisse ?
Je rappelle la définition que j’ai donnée dans mon billet précédent, en provenance de Wikipédia :
Une prémisse est une proposition, une affirmation avancée en support à une conclusion. Le terme de prémisse vient du latin praemissa, sous-entendu sententia, proposition mise en avant, de prae, en avant, et mittere, envoyer. Dans un syllogisme, les deux premières prémisses s’appellent la majeure et la mineure. La prémisse est toujours avancée en support à la conclusion.
Pour Lagos Egri, « La prémisse est la force de motivation qui sous-tend tout ce que nous faisons. » Dans les arts dramatiques, la prémisse se résume à une phrase lapidaire indiquant le protagoniste, la force qui sous-tend son action et le résultat de cette action. Cette phrase ne constitue pas à proprement parler une morale, mais elle s’y apparente, dans la mesure où elle fournit le sens caché de l’intrigue, la leçon que le lecteur doit tirer de ce parcours dramatique.
Une remarque supplémentaire, qui éclairera les lignes qui suivent : l’absence d’une prémisse bien conçue se manifeste souvent par un symptôme qui peut être mal interprété : les premiers spectateurs ou lecteurs d’une histoire sans prémisse en critiquent la fin, qu’ils estiment ratée. Dans le cas de Wayward Pines, la plupart des épisodes ont bénéficié d’une presse favorable, mais le dernier a subi un véritable assaut de critiques.
Wayward Pines, première (et dernière ?) incursion de M. Night Shyamalan à la télévision
Au début de sa carrière M. Night Shyamalan était considéré comme un réalisateur prometteur. Ses trois premières réalisations, Le sixième sens, Incassable et Signes, lui ont valu une réputation flatteuse de « nouveau Spielberg ». Cette réputation a commencé à se ternir avec Le village. et s’est définitivement effondrée avec La jeune fille de l’eau.
Il faut dire que le réalisateur et producteur Indo-étasunien, souvent scénariste de ses propres films, abuse d’un procédé qui finit par agacer : le « twist » ou retournement. Par exemple, Le spectateur découvre que celui qu’il prenait pour un vivant est en réalité un fantôme égaré ou que le village ne date pas du XXe siècle, mais constitue une sorte d’expérience sociale. Dans Wayward Pines, Shyamalan s’en est donné à cœur joie : cette série de dix épisodes à peine contient pas moins de trois retournements majeurs :
- Ethan Burke découvre que l’étrange petite ville de l’Idaho est en réalité une prison ;
- Ethan Burke découvre que le monde extérieur n’est plus que ruines et monstres grimaçants ;
- Ben Burke, le fils d’Ethan, se réveille après trois ans et demi de coma et d’hibernation pour découvrir que Wayward Pines est à nouveau une ville carcérale, cette fois dominée par ses anciens camarades de classe.
Retournements contre prémisse
Souvenons-nous du fonctionnement de la prémisse : une attitude ou une caractéristique morale aboutit à certains résultats positifs ou négatifs. Selon cette conception de la dramaturgie, une histoire présente l’action un personnage qui tente de résoudre une difficulté en développant un comportement clairement défini. À l’inverse, on peut tout à fait concevoir un personnage qui représente un ensemble hétéroclite de qualités, défauts et caractéristiques, avec pour conséquence que l’histoire perd tout caractère moral ou exemplaire.
De même, certains romanciers ne fondent pas leurs intrigues sur l’action des personnages, mais sur des événements extérieurs qui les dépassent. Les romans de Paul Auster, par exemple, présentent des situations dominées par le hasard, dont il est impossible d’extraire la moindre morale. Dans la science-fiction, la tétralogie du Long soleil, de Gene Wolfe, est caractérisée par une intrique où la causalité joue un rôle limité et où les événements s’enchaînent de façon très aléatoire.
Il pourrait en être de même de Wayward Pines, ce qui en ferait une exception dans le monde des série : des personnages complexes et ambigus, affrontant une réalité ressemblant à la nôtre, sans morale ni causalité bien établie. Hélas, le protagoniste Ethan Burke possède toutes les caractéristiques du héros classique, fort, courageux et imbibé de bons sentiments. Quant au décor où son action se déploie, il ne laisse rien au hasard et ne comporte aucune part d’ombre ou de surnaturel. Même si les explications scientifiques justifiant les caractéristiques de cette réalité laissent songeur (je pense aux justifications biologiques ou évolutionnistes), elles contribuent à construire la cohérence absolue du monde imaginaire de la série.
C’est ici qu’interviennent les retournements.
Les deux premiers obligent Ethan Burke à ajuster son action en fonction de ce qu’il vient de dévoiler. L’agent secret en mission devient un prisonnier qui tente de s’échapper. Le prisonnier devient le défenseur du système de sécurité qui maintient les créatures grimaçantes à l’extérieur. Ethan conserve toutes ses qualités, mais la cohérence de son action en prend un coup. Sa femme et son ancienne coéquipière le croient victime d’un lavage de cerveau. Pire encore : son ancien ennemi, jusque-là inconnu, devient un bienfaiteur de l’humanité et le protecteur de la ville et de ses habitants. Malgré tout, il reste possible d’énoncer une prémisse correspondant à son action :
La vérité triomphe du mensonge bien intentionné.
Si ces deux « twists » portent des coups sévères à la cohérence du récit, le troisième, en revanche, donne le coup de grâce à la prémisse. Il a lieu à la fin du dernière épisode : contre toute logique, Ethan se sacrifie pour tuer une poignée de monstres grimaçants et son fils reçoit un débris sur la tête, qui le précipite dans le coma. Après de trois ans et demi de congélation, ce dernier découvre Wayward Pines reconstruite, restaurée dans sa tranquillité de small town avec pique-nique sur la pelouse et enfants qui jouent – à un petit détail près : des adolescents psychopathes ont pris le contrôle de la ville, érigeant une statue à l’ancien despote éclairé devenu Néron de banlieue pavillonnaire et punissant tous les adultes déviants d’une pendaison aux réverbères.
Soudain, la prémisse des neuf épisodes précédents vole en éclat. La vérité, finalement, ne triomphe pas du tout ; elle se fait anéantir dans un ascenseur parce qu’elle a bêtement oublié d’emporter un minuteur, tout ça pour remplacer la tranquille société de surveillance à la papa par une dystopie adolescente où des expositions de pendus se substituent aux rares égorgements d’autrefois. Tout le monde, désormais, connaît la vérité – comme le souhaitait le défunt Ethan – mais cette révélation n’a fait qu’aggraver le sort des habitants. Papa est mort pour rien, nous avons regardé dix épisodes pour rien et nous nous promettons de passer notre chemin si la Fox commettait l’erreur de commander au gentil M. Night une deuxième saison.
Ma conclusion
Qu’on me comprenne bien : mon propos n’est pas de vous convaincre d’utiliser une prémisse. L’un de mes romans, Le sachet de bonbons, n’en contient pas, ce qui a conduit certains lecteurs à ne pas aimer la fin. Les prémisses correspondent à une vision du monde rationnelle et cohérente, où nos actions sont dirigées par de grands principes et où leur résultat n’est pas troublé par l’intervention intempestive du hasard.
Mais si vous mettez en œuvre des personnages simples et solides – certains diraient stéréotypés – affrontant des ennemis incarnant clairement le mal, vous aurez probablement du mal à convaincre vos lecteurs si vous ne disposez pas d’une prémisse bien construite.