Dans les représentations populaires, le romancier écrit son opus de le première page à la dernière, puis envoie aux éditeurs le tapuscrit dont l’encre achève à peine de sécher. Accessoirement, il utilise une vieille Underwood, qui rend toute correction difficile. L’imaginaire ne s’encombre pas de nuances ni de corrections ; à ma connaissance, aucun film n’a jamais mis en scène un écrivain en prise avec l’étape la plus difficile de la gestation littéraire : la réécriture.
On ne saurait pourtant exagérer l’importance de ce travail, qu’on pourrait apparenter à l’exécution d’un tableau d’après une esquisse. Ici, la littérature se distingue de la plupart des autres arts, car le lien affectif que l’auteur a noué avec ses mots rendent difficile le mise à distance du texte. Si tant de commentateurs se méfient de l’auto-édition et défendent le rôle des éditeurs, c’est avant tout parce que l’auteur auto-édité parvient rarement à réécrire son propre livre comme cela serait nécessaire, et qu’il se contente de toiletter les phrases et de chasser les répétitions.
L’objet de cet article est de livrer quelques outils dont je me sers pour favoriser la réécriture de mes romans, c’est-à-dire pour me motiver à détruire une partie de mon travail afin de rendre l’ouvrage final meilleur. Sans ces outils, j’ai moi aussi tendance à me montrer trop complaisant à l’égard de ce que j’ai écrit, et à ne pas toucher à l’architecture d’un récit pourtant très perfectible.
Mise en garde : Je ne prétends pas au titre de Grand Maître en Réécriture. Les conseils que vous trouverez ici sont inspirés de mes lectures et de ma pratique. Je m’efforce de les appliquer dans mes réécriture, mais il m’arrive comme à tout un chacun de ne pas y parvenir.
Une recommandation générale : ne vous attachez pas à vos mots
Avant d’évoquer les cinq conseils promis, je voudrais vous livrer une recommandation que j’applique de mieux en mieux dans mon quotidien d’auteur, parce que l’expérience m’a appris qu’elle me facilitait la réécriture. Cette recommandation tient en peu de mots :
Quand vous rédigez votre premier jet, écrivez vite et sans vous relire, afin de ne pas tomber amoureux de votre prose.
N’oubliez jamais que vous ne gravez pas dans le marbre la version définitive, mais que vous composez une esquisse, destinée à une future mise au net. Vous êtes comme le sculpteur qui dessine le profil de sa statue dans le bloc de pierre brute, avant de chercher patiemment sa forme définitive, en arrachant toujours plus de scories. Ou comme le peintre qui croque vingt déclinaisons d’une scène, avant de transposer ses croquis en un tableau qui subira encore mille retouches.
Cinq conseils de réécriture
1. Suivre le fil de la prémisse
Ce premier conseil ne s’applique pas à tous les romans, mais il peut vous aider à clarifier votre message sous-jacent, qui représente aussi une conviction profonde que vous possédez sur le monde. La prémisse s’apparente ce qu’on appelle couramment la morale. Voici la définition que Wikipédia donne de ce terme :
Une prémisse est une proposition, une affirmation avancée en support à une conclusion. Le terme de prémisse vient du latin praemissa, sous-entendu sententia, proposition mise en avant, de prae, en avant, et mittere, envoyer. Dans un syllogisme, les deux premières prémisses s’appellent la majeure et la mineure. La prémisse est toujours avancée en support à la conclusion.
En dramaturgie, le meilleur défenseur de la prémisse est Lagos Egri, l’auteur du célèbre traité The Art Of Dramatic Writing: Its Basis in the Creative Interpretation of Human Motives. Selon lui, « La prémisse est la force de motivation qui sous-tend tout ce que nous faisons. » Il affirme également qu’une bonne prémisse exprime la conviction profonde de l’auteur et contient trois éléments : le personnage, le conflit et la conclusion. Voici quelques exemples :
Un grand amour défie même la mort (Roméo et Juliette).
L’ambition sans pitié mène à la destruction (Doux oiseau de jeunesse, de Tenessee Williams).
La jalousie se détruit elle-même ainsi que l’objet de son amour (Othello).
Les enfants sont punis pour les péchés de leurs parents (Les revenant, d’Ibsen)
De nombreux romanciers contemporains craignent de tomber dans le moralisme ou dans la littérature à thèse s’ils utilisent une prémisse. Il est vrai que le récit moralisateur, qui démontre une idée, se fait plutôt rare de nos jours – sauf dans le cinéma populaire, par exemple, où les grands sentiments et les défauts humains ne sont jamais passé de mode. Cependant, même si vous préférez éviter de construire votre récit à partir d’une idée trop morale, la prémisse peut vous aider à le réécrire, afin de clarifier vos intentions profondes et le sens de l’histoire. Posez-vous par exemple les questions suivantes :
- Pourquoi ce récit est-il important pour moi ?
- Quel message j’essaie de faire passer ?
- Quelle leçon le lecteur peut-il tirer de ce récit ?
- En quoi les actions de mon protagoniste démontrent-elles une thèse de départ ?
- Quelles modification puis-je apporter à mon roman pour souligner cette thèse ?
2. Renforcer les conflits de votre récit
La plupart des récits mettent en scène un ou plusieurs protagonistes en prise avec des difficultés dont ils s’efforcent de venir à bout. Un jeune femme menacée par un tueur en série se bat pour échapper à la mort. Un vieil alcoolique cherche à reprendre sa vie en main. Une mère malade et dépressive essaie de conserver la garde de ses enfants. Quel que soit le genre dans lequel vous écrivez, votre roman évoque probablement la résolution d’un conflit.
Il est possible que vous n’accordiez pas beaucoup d’importance à ce conflit principal, préférant développer votre vision d’un monde imaginaire ou d’une famille pittoresque pendant que votre protagoniste affronte mollement une bande de malfaiteurs qui tente de le tuer ou de s’emparer de ses lingots d’or. Sachez que beaucoup de lecteurs ne s’intéressent pas au décor, mais que la plupart sont sensibles à une bonne intrigue originale, qui touche leurs émotions davantage que leur imagination ou leur intellect.
En tant qu’auteur, vous devez vous identifier au protagoniste afin de régler honnêtement son problème, sans raccourci ni cliché. Le plan classique en trois actes – situation initiale et incident déclencheur, résolution et climax, retour à la normale – implique que les conflits rencontrés augmentent en intensité à mesure que se déroule le deuxième acte.Il ne s’agit pas là d’une règle arbitraire, mais d’une courbe naturelle que suit tout combat, des premières escarmouches à l’affrontement final.
Relisez votre récit en vous glissant dans la peau de votre protagoniste principal et en vous demandant s’il rencontre bien une série d’épreuves de plus en plus difficiles faisant partie d’un conflit principal.
Si vous avez du mal à infliger au protagoniste les difficultés dont il a besoin, vous pouvez également suivre le conseil suivant :
Relisez votre récit en vous glissant dans la peau de l’opposant principal à votre protagoniste, même s’il est abstrait, et veillez à ce qu’il ne se laisse pas vaincre sans mettre toutes ses ressources au service de sa cause.
Si votre protagoniste affronte la montagne, mettez-vous à la place de la montagne et demandez-vous ce que ce géant de pierre pourrait imaginer pour nuire à l’insecte prétentieux qui essaie de lui monter dessus. S’il s’agit d’une maladie, identifiez-vous aux virus, aux cellules cancéreuses, et mettez en œuvre tout ce qui est en votre pouvoir pour vaincre l’armée de globules blancs et de produits chimiques qui vous agresse. Et n’oubliez jamais qu’un bon méchant est toujours persuadé qu’il représente le bien.
3. Éliminer les scènes sans retournement dramatique
L’un des enseignements les plus utiles de Robert McKee dans son traité de dramaturgie Story est que toute scène doit être caractérisée par un retournement dramatique. Cette notion peut être mal comprise : il ne s’agit pas d’un retournement de situation théâtral, qui modifie brutalement le cours du récit, mais d’un changement affectant une valeur de l’histoire :
Une scène est une action née d’un conflit dramatique qui se déroule dans un continuum spatio-temporel qui transforme au moins l’une des valeurs du protagoniste de façon significative. (…) Quelle est la valeur en jeu dans la vie de mon personnage en ce moment ? L’amour ? La vérité ? Cette valeur était-elle positive au début de la scène ? Négative ? À la fois positive et négative ? (…) Si la réponse concernant la fin de la scène est la même que celle concernant le début, alors vous devez vous demander ce que cette scène fait dans votre [roman].
Pour ma part, j’ai fait de cette recommandation une règle absolue, qui me permet de chasser toutes les longueurs et de repérer instantanément les scènes qui n’apportent rien à la progression dramatique.
4. Clarifier les courbes dramatiques
Maintenant que vous avez renforcé le conflit principal et éliminé toutes les scènes dépourvues de retournement, votre protagoniste peut enfin accomplir son destin et illustrer la prémisse. Il possède ce qui s’appelle une courbe dramatique. Selon Robert McKee,
les meilleurs textes révèlent le caractère profond du personnage et font évoluer ou transforment cette nature intérieure pour le meilleur ou pour le pire au cours du récit.
Le conflit principal, décliné en conflits secondaires, n’aura donc servi que de révélateur de son véritable caractère, l’obligeant à évoluer en mieux ou en pire. Au cours de la réécriture, il est donc utile de se poser la question :
En quoi mon récit a-t-il fait évoluer mon protagoniste, en quoi les épreuves qu’il a subi l’ont-elles transformé ?
Si vous ne trouvez pas une réponse claire à cette question, cela signifie probablement que votre personnage traverse les épreuves à la manière d’un robot, sans qu’elle le touchent ou l’aident à avancer. Les lecteurs auront du mal à s’identifier à un être aussi peu humain, dont les aventures ne font que mettre au jours les inaltérables qualités ou les défauts incorrigibles. Il est probable que vous votre conflit principal soit insuffisant pour venir à bout de sa carapace. Vous avez peut-être hésité à lui infliger les peines dont il aurait eu besoin, et cette gentillesse excessive ne lui a pas rendu service. Un conseil : prenez votre courage à deux mains et révisez à la hausse le conflit principal. Ne laissez pas votre protagoniste dans sa zone de confort, sans quoi votre roman risque de ne susciter qu’un insondable ennui.
Quant à l’action individuelle des personnages secondaires, elle se conforme souvent à une logique liée aux besoins du récit plus qu’à une dynamique qui leur appartient en propre. Le protagoniste est confronté aux actions malfaisante d’une succession de malfaiteurs grimaçants, qui ne semble posséder d’autre motivation que de lui nuire. Idéalement, tout personnage devrait posséder une cohérence qui justifie chacun de ses actes. Si vous avez choisi de mettre sur le chemin de votre protagoniste un géant vert qui le menace de mort, vous avez intérêt à vous creuser la tête pour lui fournir de bonnes raisons de se donner cette peine.
Et pourquoi ne pas offrir également de jolies courbes dramatiques à vos seconds rôles ? Tout amateur de science-fiction se rappelle le destin d’Anakin Skywalker, devenu Darth Vador. Si ce personnage négatif nous fascine, c’est parce qu’il possède un véritable destin et des motivations humaines auxquelles nous pouvons nous identifier. Son retournement final, qui provoque sa mort, fournit la point final positif d’une courbe tragique.
5. Renforcer le milking
Yves Lavandier définit le milking comme
le procédé qui consiste à exploiter au maximum un élément (décor, personnage, situation, etc.), à lui faire donner le plus de jus possible, à faire feu de tout bois, à monter les œufs en neige. Synonyme d’exploitation maximale et forme de créativité.
En réécriture, vous pouvez renforcer le milking en recherchant les liens auxquels vous n’avez pas songé, les éléments qui ne servent qu’une seule fois, les coïncidences que vous auriez pu mettre à profit, bref toute possibilité de résonance interne susceptible de renforcer la cohérence et l’unité de votre récit.
Un exemple : votre protagoniste descend dans un hôtel. Un soir, il surprend une femme de ménage qui fouille sa chambre. Il lui fait avouer qu’un malfrat l’y a obligée, en menaçant de tuer son enfant si elle ne s’exécutait pas. Dans cette scène, vous avez pris la peine de créer (dans l’esprit du lecteur) quatre éléments : l’hôtel, la femme de chambre, le truand et l’enfant. Le protagoniste sera sans doute appelé à revoir le truand, mais qu’en est-il des trois autres éléments ? L’hôtel pourrait servir de cadre à une course-poursuite, le personnage principal pourrait rencontrer la femme de chambre dans une autre occasion. Enfin, s’il est à nouveau question d’un enfant dans le récit, pourquoi ne pas utiliser celui de cette pauvre femme ?