C’est Neil Jomunsi qui a jeté le pavé dans la mare. Pensez donc : il a eu l’audace de dire tout haut que le grand public considère les auto-édités comme des losers, des perdants quoi. Un scandale ! À l’origine de sa réflexion, une citation de François Bon :
L’auteur, s’il entre lui-même dans la danse d’une micro-micro-économie, c’est connu, se salit les mains et n’est plus digne de rien ; un musicien qui crée son label, honneur ; un danseur qui crée sa compagnie, honneur ; un inventeur de logiciel qui crée sa start-up, honneur ; un écrivain qui vend ses livres lui-même, la honte…
Neil essaie de comprendre le phénomène :
Alors pourquoi les écrivains sont-ils les derniers à être dénigrés pour leurs velléités d’indépendance ? J’ai bien quelques idées.
D’abord et avant tout parce qu’il existe ce phénomène de validation artistique tacite qui habite tous les auteurs — je ne m’en exclue pas — et qui fait que si ton livre n’est pas publié chez un éditeur traditionnel (la même méfiance s’impose pour les éditeurs numériques, d’ailleurs), tu n’es pas un véritable auteur. C’est une sorte de sésame, une carte de membre du club. Pourquoi désirons-nous cette validation ? Parce qu’il y a tellement de livres écrits que si quelqu’un ne décidait pas ceci est un bon livre ou ceci est un mauvais livre, comment ferait-on pour séparer le bon grain de l’ivraie? Qui dirait ce qui mérite d’être lu ou pas ? D’ailleurs, y a-t-il seulement des livres qui ne méritent pas d’être lus ? Quand je vois ce que les ados lisent (et adorent) sur Wattpad, je suis convaincu qu’on est entrés dans une ère de goûts et de couleurs.
J’ai d’abord réagi à son billet en le commentant, comme on le verra sur le blog de l’auteur. Après réflexion, je souhaite développer sur la question d’autres idées, ce qui m’a inspiré cet intéressant article.
Les auteurs ont toujours été des losers
Depuis que les éditeurs on pris en main, non seulement la mise en page, l’impression, la gestion des stocks et la publication, mais aussi la promotion et la valorisation des livres, le statut d’auteur est associé à une certaine immaturité matérielle, une dépendance à l’égard d’un Père qui se charge de tous les éléments non artistiques. Au besoin, d’ailleurs, l’écrivain peut devenir une figure christique, un éternel crucifié écrivant avec son sang, pendant qu’un clergé hiérarchisé depuis le Grand Éditeur jusqu’au chroniqueur de base, en passant par les directeurs de collections, le personnel d’édition et les éditorialistes, s’efforce de tirer de cette crucifixion des moyens de subsistance.
Dans ce système, les auteurs peuvent apparaître aux yeux du grand public comme des êtres nimbés de gloire, des créatures d’un monde supérieur qui conçoivent leurs œuvres dans un état de transe divine. Cette image, grossièrement caricaturale, a surtout pour utilité d’attribuer aux produits que sont l’auteur et ses livres des qualités exceptionnelles. En définitive, elle ne bénéficie qu’à ceux qui les commercialisent, car les écrivains eux-même ne tirent pas grand chose de cette célébrité souvent éphémère. J’affirme même qu’on peut les considérer comme des perdants :
- Les auteurs sont des losers, parce qu’ils ne vivent que très rarement de leur travail. Les auteurs sont des losers, parce qu’ils connaissent très souvent la pauvreté.
- Les auteurs sont des losers, parce que le seul moyen qu’ils trouvent de se professionnaliser est de se faire embaucher par leur éditeur ou par l’une des nombreuses institutions publiques ou privées associées au monde de l’écrit.
- Les auteurs sont des losers, parce que la télévision les a obligés à se mettre en scène comme de vulgaires people pour vendre leurs livres.
À cette égard, les très récentes manifestations d’auteurs montrent que leur sort n’a rien d’enviable. Quel que soit le prestige attaché à leur travail, ils n’en tirent pas les bénéfices qu’ils seraient en droit d’attendre.
Les auto-édités sont des losers, croyez-en les gardiens du Temple
Le système de valorisation de l’écrit est une institution multiséculaire, mise en place pour trier et hiérarchiser les livres. Elle a fonctionné correctement jusqu’au XXe siècle, mais plusieurs phénomènes ont fini par enrayer la machine :
D’abord, la massification de la culture et de l’enseignement a provoqué l’émergence de littératures de genre. Le système culturel a longtemps ignoré ces genres, puis les a méprisés, puis les a étudiés comme on étudie des maladies, pour leur offrir enfin quelques strapontins – une chaire universitaire, une rubrique du Monde des livres, des collections spécialisées dans les grandes maisons d’édition, etc. Le problème, c’est que les lecteurs de ces littératures se passent totalement de l’avis des éditeurs, des professeurs et des critiques. Il suffit qu’un autre amateur leur conseille un livre pour qu’ils se précipitent dessus sans aucune décence.
Deuxième facteur, l’emprise croissante de la télévision et des médias dans le succès des livres. Depuis Apostrophe, un livre ne se vend plus parce que le grand éditorialiste Machin a décidé qu’il faisait partie des grands chefs-d’œuvre de ce siècle, mais parce que les gens ont aimé la prestation télévisée de son auteur. L’autorité des faiseurs de génies s’en est trouvé considérablement réduite.
L’auto-édition constitue la dernière étape du processus : comme les éditeurs ne peuvent plus assurer aux auteurs ni l’attention des médias, ni le succès commercial, ni même la publication, il fallait tôt où tard qu’on en arrive à cela. Pour tous ceux qui ne veulent pas passer sous les fourches caudines de l’édition (aux États-Unis, on conseille fréquemment à un auteur qui veut être publié d’écrire jusqu’à huit ou dix manuscrits avant de se déclarer forfait), pour tous ceux qui refusent d’être rémunérés en prestige (la monnaie la plus courante dans le monde de l’édition), l’auto-édition constitue une solution de rêve. Évidemment, les gardiens du Temple s’y opposent, vouent même les auto-édités aux flammes de l’Enfer, pointent les mauvais exemples de amateurs, bref s’efforcent de donner la plus mauvaise image possible des désobéisseurs. Comme le dit Neil Jomunsi,
Ce qui est plus ennuyeux, c’est que cette mauvaise image est véhiculée à la fois par l’industrie, par les auteurs pour les raisons évoquées plus haut et fatalement par les lecteurs — dont la plupart n’ont jamais essayé de se frotter à la lecture d’un ouvrage indépendant. C’est une image résiduelle, on n’imagine pas qu’un écrivain puisse faire le choix de distribuer ses écrits en direct, et d’invoquer les sempiternelles coquilles dans les textes indés (est-ce qu’on reproche aux musiciens indés leurs fausses notes ou aux cinéastes indés leurs mauvais cadrages ?) pour justifier la méfiance.
J’adhère à cette observation, mais j’ai tendance à penser que la mauvaise réputation des auteurs indépendants est d’autant plus forte que votre interlocuteur est plus proche des institutions maintenant le statu quo littéraire. Les gardes-chiourmes exercent une influence sur un cénacle qui nourrit une foi de charbonnier à l’égard de l’édition traditionnelle, des critiques de la presse écrite et des grands intellectuels. Le lecteur moyen, par contre, n’a cure des anathèmes et des excommunications ; s’il entend parler d’un bon livre (selon sa propre définition), il le lit et il en parle à ses amis.
En définitive, voilà ce qui nourrit mon espoir quant à l’avenir de l’auto-édition : l’emprise des spécialistes en valorisation culturelle est désormais en déclin, et les lecteurs préfèrent le conseil d’autres lecteurs aux diktats des critiques professionnels. Quoi de mieux qu’un lecteur indépendant pour un auteur indépendant ? Certes, les coquilles, les textes non relus et les couvertures faites maison continueront de détourner le public des auteurs dilettantes, mais je ne vois aucune raison pour qu’un bon polar auto-édité, relu par une relectrice professionnelle, corrigé par une correctrice qui l’est aussi et bénéficiant d’une couverture conçue par un graphiste chevronné ne trouve pas ses lecteurs.
Quant à ceux qui continuent de croire qu’il n’est point de salut hors de Saint-Germain-des-Prés, ils finiront par changer d’avis quand leur meilleur amis parlera d’un livre indé avec de l’émotion dans la voix.
Contre l’échec, l’auto-édition
Chacun son perdant. Si l’auteur auto-édité est considéré comme tel par les gens sérieux, rien ne l’oblige à adopter cette vision des choses. Le loser, figure de cinéma, « personne ayant particulièrement échoué socialement et/ou professionnellement » (Wikipédia), n’a en définitive rien de commun avec l’auteur qui décide de ne plus envoyer ses manuscrits aux éditeurs, de ne plus espérer en vain une réponse autre que standard, de ne plus quémander. À la place, il se prend en main, apprend les rudiments du métier d’éditeur, entre en contact avec une foule de professionnels qui constitueront son équipe éditoriale et publie tout seul ses livres, échappant ainsi à la traditionnelle impuissance de l’écrivain.
Franchement, qui est le plus perdant de ces deux figures : l’aspirant écrivain, qui accumule les lettres de refus et les manuscrits non publiés, ou l’auto éditeur, qui se bat pour atteindre la meilleure qualité éditoriale possible, puis pour faire connaître ce qu’il écrit ? Le premier est devenu un cliché cinématographique. Rappelez-vous Hippolyte, écrivain raté du film Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. C’est lui qui prononce cette réplique :
La destinée humaine ça conduit comme ça, en ratant. Et de ratage en ratage, on s’habitue à ne jamais dépasser le stade du brouillon. La vie n’est que l’interminable répétition d’une représentation qui n’aura jamais lieu.
Quant à l’écrivain publié, mais qui ne rencontre pas le succès, la culture populaire se joue de lui et aime le représenter aux prises avec un éditeur aussi cruel que narcissique. Pas vraiment ma vision de la réussite !
Réflexions sur la multitude
J’ai longtemps fait partie de ceux qui étaient saisis de vertige à l’idée des millions de livres publiés chaque année dans le monde. Ce flot ininterrompu de lettres et de mots me semblait impossible à évaluer, impossible à maîtriser et surtout impossible à lire. Neil Jomunsi exprime ce vertige :
La vérité, c’est que nous sommes seulement démunis face à la multitude. Mais ça, il faut s’y faire, parce qu’à moins d’une apocalypse nucléaire qui décimerait la population, on n’ira pas vers moins de création, mais vers toujours plus de création — et avec ça toujours plus de remix et de réappropriation, même chez ceux qui ne fabriquent pas directement. On aurait beau faire la mauvaise tête et grogner dans son coin que ça n’y changerait pas grand-chose. Toujours plus, oui, et croyez-le ou non, toujours mieux.
Je pense aujourd’hui que la surabondance des produits culturels nous condamne seulement à ignorer la plupart de ceux-ci, et d’explorer à notre façon le petit territoire qui nous est proche. De même que nous ne pouvons pas connaître tous les gens dignes de notre amitié ou de notre amour, qui sont potentiellement innombrables, nous nous cantonnons de plus en plus dans un petit cercle de livres que nous avons rencontrés par hasard, qui nous ont été recommandés par un ami ou dont nous avons aimé la couverture.
L’auto-édité s’adresse au petit groupe des lecteurs qu’il a réussi à toucher. Qu’ils soient cent, mille ou cinquante mille, ceux-là ne le considèrent pas comme un perdant. Avons-nous vraiment besoin de bénéficier d’une célébrité universelle ? Je pense que ce n’est pas nécessaire. Si nous considérons l’écriture, non comme un passe-temps d’oisif, mais comme un métier, pourquoi faudrait-il que ce métier reçoive plus d’éloges que n’importe quel autre ? Après tout, qu’est-ce qu’un perdant, sinon quelqu’un qui prétend à de hautes destinées, mais qui ne les atteint pas ? Pour ne pas l’être, il suffit de retreindre son ambition, et se contenter de ce que la publication peut réellement nous apporter.