Comme les lecteurs de ce blog le savent, j’adopte volontiers l’opinion des auteurs les plus exigeants quant à l’apprentissage de l’art d’écrire. Justement, j’ai vu paraître récemment des articles écrits par deux voix précieuses et pertinentes de la littérature indépendante, Nila Kazar et Elen Brig Koridwen. Chacun des ces billets, excellents au demeurant, contenait le même conseil. Chez Elen :
PETIT CONSEIL N° 1 :
Ne cessez jamais de lire. Le plus grand tort que puisse s’infliger un auteur, surtout non confirmé, c’est de penser qu’il doit consacrer tout son temps et son énergie à écrire.
Chez Nila :
« Je n’ai pas le temps de lire, j’écris. » « Je ne lis pas, j’aurais trop peur d’être influencé. » (Palme d’or de la c…ie.)
Et là, tout d’un coup, j’ai constaté que je n’étais plus totalement en accord avec cette recommandation cent fois écrite et trop peu appliquée. Il est vrai que, grand lecteur moi-même, j’ai été incapable pendant des années de lire des livres de fiction. Tout ce que je trouvais sur les tables des libraires me semblait dépourvu de goût. Je commençais un livre pour le reposer aussitôt. Je n’arrivais à lire, cette fois avec avidité, que des essais et des livres techniques.
Je ne suis réellement sorti de cette période qu’en découvrant le polar. Moi qui snobais auparavant tout ce qui ressemblait à une intrigue policière, je me suis mis à avaler des auteurs dont je ne connaissais pas l’existence un mois plus tôt. C’est précisément cette expérience qui m’a permis de réfléchir au rapport complexe entre lecture et écriture, au-delà du conseil classique adressé aux jeunes auteurs. Je vous livre ici quelques-uns des fruits de cette réflexion, afin de nourrir le débat et susciter des réponses.
Apprendre à cuisiner en mangeant
Prenons un cuisinier expérimenté qui vous recommande, pour apprendre son art, de ne jamais cesser de manger, de manger de tout, de manger des plats de grands restaurants et des pizzas grasses, des spécialités de tous les pays, des entrées, desserts, plats principaux et entremets, sans oublier de boire du vin, des apéritifs et de l’eau minérale.
Pensez-vous réellement que la pratique assidue de la dégustation vous permettra de vous lancer dans la confection de macarons à la pistache ou de haricots tarbais et carré d’agneau des Pyrénées accompagné d’un velouté de potiron ? Je ne connais personne qui répondrait par l’affirmative. La cuisine demande la maîtrise d’un certain nombre de techniques et l’acquisition d’un tour de main professionnel. Il ne suffit pas de devenir un grand connaisseur des saveurs culinaires pour se transformer magiquement en un grand chef.
Cette observation vaut aussi pour d’autres arts, tels que la peinture ou la musique. Aucune discipline exigeant une maîtrise technique et de l’expérience ne peut s’apprendre par la seule dégustation, même passionnée, des productions d’autrui. La littérature est-elle à ce point naturelle est dépourvue de techniques spécifiques qu’il soit possible d’en acquérir les rudiments de cette manière ?
Il n’en reste pas moins vrai qu’un apprenti-cuisinier gagne à goûter autant de mets différents que possible. S’il se contente de mitonner ses plats personnels dans sa cuisine, sans s’intéresser aux créations de ses confrères, il finira par s’appauvrir sans même s’en rendre compte. Nila et Elen ont raison : aucun auteur/cuisinier/peintre/musicien ne peut se passer de la fréquentation des œuvres de ses pairs.
Le goût de la lecture
Revenons à ma longue éclipse de lecture. Elle est intervenue à un moment où, précisément, j’essayais de me persuader que je devais lire mes contemporains pour apprendre à écrire. Je m’étais écarté de la littérature moderniste qui m’avait tant impressionné alors que j’étudiais les lettres, sans pour autant revenir à la science-fiction que j’appréciais pendant mon adolescence. L’auto-fiction, qui connaissait son quart d’heure de célébrité dans ces années-là, ne m’inspirait que de l’écœurement. Quant aux romans mondains, anecdotiques, sentimentaux ou historique constituant l’essentiel de la production littéraire courante, ils n’arrivaient pas à ressusciter le goût de lire que j’avais perdu.
J’ai commencé à écrire de la littérature de jeunesse. Mon métier me mettait en contact avec de nombreux albums ou romans, mais je n’étais pas le lecteur-cible de cette production-là. Je pouvais donc suivre le conseil de lire et lire encore sans m’investir outre mesure dans mes lectures.
Le polar a tout changé. Moi qui me croyais insensible au charme d’une bonne intrigue, je me suis découvert passionné, jusqu’à lire en même temps plusieurs romans que je finissais dans la semaine. L’idée de contribuer à cette littérature n’a pas tardé à germer dans mon esprit. J’ai commencé à me documenter et à relire les livres qui m’avaient ébloui sous l’angle de la technique littéraire.
Voici ce que cette expérience m’a appris : lire n’est rien sans la passion de lire. De même qu’on ne devient pas auteur à la suite d’une décision rationnelle, on n’accumule pas froidement les lectures dans l’espoir d’apprendre à écrire. Peu importe que ma culture littéraire s’étende des sagas islandaises aux poèmes lettristes, si je ne me sens vibrer que quand je lis un polar. Ce n’est pas la lecture qui fait de nous des auteurs, ce sont les transformations qu’elle suscite en nous.
Lire et écrire, c’est participer à une conversation
Toute analogie a tendance à se transformer en cliché. J’espère qu’il reste encore assez de sève dans celle-ci pour éviter l’écueil. Pour les auteurs, la lecture et l’écriture font partie d’une conversation lente. Alors que la plupart des lecteurs se contentent d’assister à cette conversation, quelques-uns s’autorisent à y participer.
Quand vous voulez vous introduire dans un débat ou un dialogue, vous commencez toujours par écouter. Certaines conversations se révèlent suffisamment légères pour que n’importe qui, après quelques tentatives, puisse y prendre part. D’autres, riches en références culturelles, en joutes oratoires et en morceaux de bravoure, représentent pour le débutant un défi bien plus considérable. De longues années d’écoute sont souvent nécessaires avant d’être en mesure d’articuler une réplique pertinente.
L’écoute est également nécessaire pour une autre raison. Sans elle, impossible de savoir ce qui a déjà été dit ni d’apporter une contribution utile au dialogue. Un interlocuteur très versé dans les sujets abordés, mais sourd aux apport des autres, aura tendance à ne formuler que des déclarations intempestives et malvenues.
La lecture possède les mêmes vertus que l’écoute. Elle permet de participer à la conversation culturelle matérialisée par la littérature romanesque. Un auteur ne peut se contenter d’écrire sans jamais lire, comme un autiste. S’il le fait, il sera autant ignoré qu’il ignore ses pairs.
L’analogie me permet également d’expliquer à quel moment mon point de vue s’éloigne de celui de mes consœurs. En effet, toute conversation est différente des autres et obéit à des lois qui lui sont propres. On n’écrit pas des romans sentimentaux de la même manière que des nouvelles de science-fiction ou des cycles de bit-lit. De même, la lecture des classiques, si elle représente un indéniable enrichissement culturel, n’aidera pas un auteur de polar à composer un thriller palpitant. Quant à la littérature générale, elle se divise en courants qui possèdent tous leur tradition. L’auteur qui s’efforcerait d’écrire un roman-palindrome sans connaître l’OULIPO passerait aussitôt pour un amateur.
Lire pour connaître son marché
Après cette parenthèse consensuelle, je ne résiste pas au plaisir de présenter un autre type d’arguments. Que les purs artistes s’arrêtent ici, car ce paragraphe leur déplaira. J’estime en effet qu’un auteur doit connaître l’état du marché littéraire dans lequel se placent ses livres. Pour cela, la lecture des romans les plus en vue représente encore le meilleur moyen de se faire une idée des goûts du public.
Encore faut-il, bien sûr, que cet auteur apprécie les romans en question. Si vous avez le projet d’écrire des romans érotiques, alors que les best-sellers du genre vous laissent indifférent, il serait plus prudent que vous y renonciez. À l’inverse, on a vu des très jeunes passionnés devenir des auteurs mondialement célèbres dans leurs genres respectifs, disons la dystopie ou la chick-lit, alors qu’ils n’avaient jamais rien lu d’autre dans leur vie.
Car les lecteurs ne s’y trompent pas. Quelles que soient les qualités de votre prose, ils attendent que vous respectiez les codes de leur genre favori, tout en introduisant suffisamment de nouveauté pour les surprendre.
Lire, seulement ?
Pour conclure ce billet, je vais vous faire une confidence : la plupart de mes idées littéraires ne naissent pas au cours de lectures, mais pendant que j’écoute de la musique, que je voyage ou que j’assiste à une scène de la vie quotidienne.
C’est la raison pour laquelle je ne m’impose jamais une productivité littéraire supérieure à mille mots par jour. Quand j’écris, j’ai besoin d’être bousculé par la vie, par les gens, par la musique.
Mais jamais par les romans des autres.
Oui, c’est vrai, j’aurais trop peur d’être influencé.
Ou d’éprouver de la honte en constatant combien mes écrits sont inférieurs à ceux de mes auteurs-fétiches.
Je ne me remets à lire qu’après avoir écrit le mot « Fin ». Alors seulement je me replonge dans la conversation à laquelle je viens de contribuer.