Devient-on auteur auto-édité parce qu’on se lasse d’accumuler les lettres de refus ? Sans doute, mais il arrive aussi qu’on choisisse l’autoédition pour ne pas revivre une mauvaise expérience en maison d’édition. Mon cas personnel appartient à cette catégorie. Les faits que je relaterai ici sont tous authentiques ; je me contenterai de modifier les noms, car je ne souhaite pas montrer du doigt un éditeur particulier, mais décrire un fonctionnement devenu courant dans le secteur de l’édition.
Dans L’édition sans éditeurs, un livre paru en 1999, André Schiffrin, le fils du créateur de la bibliothèque de la Pléïade, racontait son parcours dans le monde de l’édition new-yorkaise, jusqu’au rachat de la maison d’édition où il travaillait par un grand groupe qui excluait les éditeurs. C’est en son honneur que j’ai titré ce billet, pour décrire un monde où, malgré la présence d’éditeurs, l’acte d’éditer, c’est-à-dire d’améliorer les manuscrits par un travail de relecture, de correction et de réécriture, n’a pas lieu. Pour ceux qui estiment que tout livre à compte d’éditeur est automatiquement professionnel, mon histoire constitue au moins un bémol.
Un bleu
Il y a quelques années, j’écrivis un essai sur l’école, dénonçant sur un ton polémique des dysfonctionnements que je percevais dans le monde kafkaïen de l’Éducation nationale. Fier de mon œuvre, je l’envoyai à tous les éditeurs qui publiaient ce genre d’ouvrages. Je n’étais pas tout à fait un débutant en la matière : j’avais déjà écrit et envoyé plusieurs manuscrits dans le passé, et je savais que ce serait difficile.
Mais après plus d’une année passée à imprimer, relier, timbrer et poster mon pamphlet, après avoir reçu plusieurs dizaines de réponses négatives, je compris que je devais descendre d’un ou deux étages dans la hiérarchie des éditeurs. Je repris donc mon guide Audace et me mis à surligner les fiches de maisons si confidentielles que je n’en avais jamais aperçu le moindre ouvrage en librairie.
Je dus encore attendre quelques mois avant de recevoir enfin une réponse : un coup de téléphone, qui fit monter mon rythme cardiaque à 140.
– Michel Rivière, des éditions du Cormac. Vous nous avez envoyé votre manuscrit. Votre livre est toujours disponible ?
Je m’empressai naïvement de le rassurer sur ce point.
– Il tourne depuis un certain temps, non ?
– Euh… Oui…
Je ne voyais pas du tout où il voulait en venir.
– Parce qu’il contient des prix en francs.
En deux phrases, il venait de me mettre K.O. Je n’étais qu’un auteur minable, qui avait déposé son manuscrit dans toutes les boîtes aux lettres de Saint-Germain-des-Prés et qui finirait, si on lui en laissait le temps, par supplier les petits éditeurs associatifs de la Belgique rurale.
– Vous connaissez les éditions du Cormac ?
– Euh… Oui… Je veux dire, je n’ai lu aucun des livres que vous publiez, mais je connais votre production.
Je crus l’entendre rire. Je venais de me ridiculiser une seconde fois.
– Bon, nous allons publier votre essai. Juste une petite chose : je voudrais supprimer la dernière phrase.
Quoi, c’était tout ? Malgré mes erreurs, j’étais publié ? Presque sans modification ? La suite prouva que je j’avais bien compris mon interlocuteur, directeur des éditions du Cormac, même si certains détails manquaient au tableau.
Couacs en stock chez Le Cormac
Premier détail : le contrat d’édition ne comportait aucun à-valoir. Je ne m’en formalisai pas. À tort, semble-t-il.
Je lui envoyai le fichier numérique et la machine se mit en marche. La deuxième déconvenue vint quand Rivière me rappela pour m’adresser une demande surprenante : dans le but d’améliorer le lancement de mon livre, ne pouvais-je pas lui fournir cinquante adresses de personnes susceptibles d’être intéressées ? Il ne s’agissait pas d’une souscription, non, juste d’une petite prévente.
Honteux, je commençai par accumuler (avec leur autorisation) les adresses de mes amis, collègues et connaissances. Une amie énergique eut la gentillesse de la compléter à l’aide de son propre carnet d’adresses. Cela ne faisait en tout que quarante-huit noms, mais Rivière s’en contenta.
Quelques jours plus tard, ce dernier me demanda si je pouvais lui fournir une image pour la couverture. Ah bon, pensai-je, ce sont les auteurs qui s’occupent de ça ? Mais comme j’avais entre-temps consulté le site internet des éditions du Cormac et reçu gratuitement deux ouvrages qu’elles avaient publiés, je savais que la qualité graphique des couvertures laissait à désirer. J’accueillis donc cette demande comme une occasion unique d’offrir une meilleure identité visuelle à mon livre.
L’étape suivante fut la correction des épreuves. Le maquettiste avait transformé tous mes guillemets français en guillemets droits de machine à écrire. Je les corrigeai tous sur les épreuves, en même temps que les dizaines de coquilles ajoutées à ma version numérique. Je signalai d’ailleurs le problème des guillemets dans la lettre accompagnant les épreuves corrigées.
Triste lancement
La date de parution arriva enfin. Je reçus par la poste une dizaine d’exemplaires de mon essai. Je découvris d’abord la couverture : le titre, le nom d’auteur, le résumé de quatrième de couverture étaient tous imprimés en rouge. De même, l’illustration, que j’avais choisie avec soin, avait été convertie en niveaux de cette couleur. Je ne me rappelais pas avoir vu pire couverture autour d’un livre édité par un professionnel.
Je tournai les pages. Sur la première comportant du texte, mon œil s’arrêta immédiatement sur une coquille dès la première note. Quant aux guillemets, ils n’avaient pas changé, et demeuraient désespérément droits et américains.
Déprimé, j’abandonnai tout espoir. J’écumai pourtant les librairies à la recherche de mon bouquin, évidemment sans le trouver. Je tombai dessus par hasard, un tas de cinq exemplaires posés sur la moquette de la Fnac Montparnasse. Comment espérer mieux, pour un minable opuscule si pauvrement couvert et mis en page ?
Mes amis et mes collègues qui l’avaient commandé par charité ne me firent aucun commentaire. Leur silence en disait plus que des cris ou des moqueries. J’avais abusé de leur confiance ; certains peut-être devaient me soupçonner d’avoir édité le livre moi-même, dans mon garage.
Rivière me contacta encore pour une radio en province. Je fus interrogé pendant quelques minutes devant un public de futurs conseillers principaux d’éducation. L’émission se passa si mal que je fus rassuré de constater qu’elle n’avait qu’une diffusion très restreinte.
Épilogue
Un an plus tard, je rappelai timidement Rivière et lui demandai des nouvelles des comptes. Il me répondit qu’il « n’avait pas vu le livre partir ». Je ne reçus pas un centime (d’euro), et Le Cormac ne m’envoya pas davantage la reddition des comptes obligatoire. Fin de l’histoire. À ce jour, le livre figure encore dans le catalogue de l’éditeur, et je n’ai jamais recontacté Rivière. Cette leçon vaut bien un fromage, dirait le renard. Leçon apprise : me voilà futur auteur auto-édité, qui ne se laisser plus conter que les livres d’éditeurs sont meilleurs que les bouquins artisanaux des auto-éditeurs.