De toutes les expériences que peut vivre un auteur, celle du refus est probablement la plus douloureuse. Elle est vécue comme une condamnation personnelle et n’est accompagnée d’aucune justification permettant au refusé un moyen de comprendre et de s’améliorer. Le milieu de l’édition nourrit la croyance commune qu’un manuscrit refusé par quelques dizaines d’éditeurs ne peut pas être bon. La somme de cinquante décisions individuelles, prises en fonctions de critères obscurs par des étudiants en lettres sous-payés, est considérée comme une indication fiable de la valeur d’un livre. Peu importe que l’histoire de la littérature regorge de cas de manuscrits refusés qui se sont transformés plus tard en succès planétaires ; l’idéologie de l’infaillibilité du refus tient bon. Dans cet article, je propose modestement une alternative, afin de montrer que le système actuel n’est pas une fatalité.
Pourquoi les refus ne sont pas justifiés
Quand un manuscrit est rejeté, l’éditeur envoie une lettre de refus standard. Souvent, l’auteur aurait aimé recevoir une critique plus argumentée, qui l’aide à s’améliorer, mais il n’en recevra jamais. Les raisons invoquées pour ce fait sont peu nombreuses :
- l’éditeur a autre chose à faire que de détailler son refus ;
- il n’a pas envie de donner de faux espoirs à des « auteurs » qu’il juge nuls ;
- ces auteurs, par ailleurs, sont souvent des lecteurs (lire : des clients), et une lettre trop critique pourrait les dissuader d’acheter les livres de la maison qui les a refusés ;
- plus secrètement, l’éditeur n’a pas envie de dévoiler son système de sélection, où le hasard joue un rôle non négligeable et où le marketing remplace souvent la qualité littéraire.
Le problème, c’est que l’édition ne fournit aucune réflexion sur la façon dont elle souhaite que les auteurs entrent en littérature. Le système des envois de manuscrits par la poste est totalement archaïque ; il oblige les aspirants auteurs à fournir un roman complet sous forme papier, alors qu’une nouvelle en format numérique suffirait souvent pour juger de la qualité de leur écriture et du chemin à parcourir.
Pour une alternative au refus
Faisons un rêve : les éditeurs se réunissent pour mettre au point une nouvelle façon de sélectionner les auteurs. Le principe est d’une simplicité redoutable : l’auteur envoie le manuscrit d’une nouvelle et paie une petite somme, en échange de laquelle il reçoit une critique professionnelle de son travail. Il s’améliore, écrit d’autres nouvelles, réécrit sa nouvelle originale, renvoie son meilleur texte, qu’un spécialiste maison accepte enfin. La maison d’édition le publie dans un recueil numérique, et l’auteur accède au cercle plus restreint des candidats à l’édition d’un roman. Il envoie un projet à la maison d’édition, avec un synopsis et le premier chapitre déjà écrit. Si ce synopsis est accepté, l’auteur rédige enfin son roman, dont les chances d’être publié seront très supérieures à celles d’un manuscrit envoyé par la poste.
Pourquoi les auteurs accepteraient-ils de payer pour être lus ? Parce qu’ils économiseraient les frais d’impression et d’envoi, et surtout parce qu’ils recevraient un avis professionnel sur leur prose, qui les aiderait à progresser. Ce paiement financerait le travail de relecteurs professionnels enfin pris au sérieux et ferait des maisons d’éditions des acteurs centraux d’un renouveau littéraire. Une nouvelle génération d’auteurs, formés à comprendre les demandes des éditeurs, verrait le jour et la littérature française retrouverait son lustre.
Pourquoi pas ?
Je devine pourtant que ce rêve n’a aucune chance de se réaliser. Les éditeurs s’estiment très satisfaits du statut actuel des auteurs, qu’ils ne veulent surtout pas traiter comme des partenaires à part entière. L’état présent du marché semble leur convenir : des milliers de postulants pour un ou deux postes offerts. Aux yeux d’un éditeur, le flux des manuscrits ressemble à une rivière aurifère : il suffit de se pencher pour récolter les pépites dans son tamis.
Mais les pépites se raréfient, et les premiers romans se vendent désormais à moins de 500 exemplaires en moyenne. Les éditeurs reprochent aux Français de ne plus lire ou de passer leur temps sur internet, aux auteurs de ne plus lire et de considérer l’écriture comme une thérapie. J’ose avancer une explication complémentaire : les Français ne lisent plus parce que le système éditorial échoue à leur proposer en nombre suffisant des romans qui ne leur donnent pas l’impression de perdre leur temps. Si ma supposition est exacte, les éditeurs sont en partie responsables de cette situation, parce que leur système de sélection encourage la production de romans qui ne trouveront jamais leurs lecteurs.
Et l’auto-édition, dans tout ça ?
C’est ici qu’intervient l’auto-édition : plutôt que de s’épuiser à deviner ce que veulent les éditeurs, un nombre croissant de jeunes auteurs préfèrent s’adresser directement aux lecteurs. Ils s’affranchissent ainsi du contrôle de plusieurs filtres dont l’efficacité n’a pas été démontrée : les lecteurs de maisons d’édition, les directeurs éditoriaux, les comités de lecture (quand ils existent encore), le service marketing et le contrôleur de gestion. L’expérience a lieu sur une plateforme de distribution numérique particulièrement efficace appelée Amazon. À consulter les listes de meilleures ventes Kindle, on arrive aisément à la conclusion qu’elle est concluante.
Alors, les éditeurs traditionnels vont-ils disparaître ? Si certains oracles n’hésitent pas à avancer cette prédiction, je reste pour ma part beaucoup plus prudent. Car les éditeurs résistent obstinément au changement, en utilisant toutes les armes légales, administratives et culturelles à leur disposition. En France, Amazon demeure marginal dans la distribution des livres et le papier ne sera pas remplacé par le numérique dans un proche avenir. Le refus a encore de beaux jours devant lui, ce qui signifie que les auteurs indépendants risquent d’être confinés dans le lieu de leur réussite : une seule plateforme d’origine étrangère, soumise aux décisions stratégiques de ses dirigeants.