Les auto-édités sont-ils de vrais auteurs ? Le billet récent de Thibault Delavaud, Pourquoi les livres autoédités sont-ils mauvais ?, est littéralement hanté par cette question, qui traverse également les blogs de beaucoup d’auteurs indépendants. Charlie Bregman, par exemple, y répond à sa façon. Il estime que la présence, parmi les indépendants, d’une forte minorité d’auteurs hybrides (publiés également par des éditeurs) montre qu’il est au moins possible d’être un vrai auteur tout en s’adonnant aux délices de l’auto-publication.
Si je m’attaque à mon tour à cette épineuse question, c’est pour dénoncer l’idéologie qui la sous-tend, afin de contribuer à balayer certains préjugés qui excluent les auto-édités du monde littéraire. À une époque où les « vrais auteurs » s’appellent Guillaume Musso, Marc Lévy ou Bernard Werber, le système culturel peut difficilement se draper dans sa dignité littéraire pour refuser le nom d’auteurs à ceux que les éditeurs n’ont pas choisis. Je défends donc une idée toute simple : que toute personne qui a écrit un livre est un auteur, sans que personne ne puisse la traiter de contrefaçon. On peut être un mauvais auteur, un auteur indigne, une auteur sans succès, un auteur sans orthographe, mais le faux auteur me parait relever d’un essentialisme fondé sur aucune réalité concrète.
Trois paradoxes du « vrai auteur »
Un premier paradoxe m’a toujours frappé au sujet de l’édition traditionnelle : le « vrai auteur » bénéficie d’un culte qui confine à la vénération religieuse, mais il n’est possible de devenir auteur, ou « vrai auteur » que sur décision d’un éditeur. Je comparerais cette étrange situation à celle des tulkous tibétains, ces réincarnations spéciales de grands maîtres, décelées dès leur plus jeune âge par un collège de lamas, puis élevées dans des monastères pour devenir ce qu’elles sont censées être depuis toujours. De même, les auteurs authentiques, considérés comme des êtres humains supérieurs, ont besoin de grands prêtres pour accéder à cet état.
Deuxième paradoxe : vous avez certainement entendu ou lu que le « vrai auteur » possède une caractéristique permettant de le repérer à coup sûr : il écrit par nécessité vitale, il ne peut pas s’en empêcher ou bien il meurt. Tant que je n’avais pas envoyé de manuscrit à une maison d’édition, j’avais tendance à adhérer à cette idée. Mais les premières lettres de refus standard m’ont immédiatement inspiré un doute. Imaginons qu’un auteur-qui-écrit-pour-ne-pas-crever échoue à être édité. Par conséquent, vous conviendrez qu’il ne peut pas être considéré comme un « vrai auteur », et ce malgré la nécessité vitale qui le taraude.Il sera donc condamné toute sa vie à se heurter à ce dilemme :
- soit il s’acharne à briguer la publication, en apprenant par exemple à écrire ce que les éditeurs considèrent comme publiable, et il devient un « vrai auteur » aux dépends de sa précieuse authenticité ;
- soit il persiste dans sa relation morbide à l’écriture, il n’est pas publié et il ne devient pas un « vrai auteur », même s’il tutoie Rimbaud et Beckett.
Troisième paradoxe : à propos de Rimbaud, comment est-il possible d’être considéré comme un « vrai auteur », puis d’abandonner l’écriture, et donc de perdre la divine appellation ? Ou bien de n’écrire qu’un seul livre intéressant – le premier – suivi d’une pléthore de romans médiocres, dont la publication atteste pourtant d’une carrière éditoriale de « vrai auteur » ? Ou encore d’atteindre à la dignité de « vrai auteur » publié, puis de perdre ce statut parce que les éditeurs ont décidé que vos derniers livres ne valent plus le papier sur lequel ils seraient imprimés ?
En réalité, la seule façon de venir à bout de ces trois paradoxes consiste à recourir à la notion d’essence.
Le « vrai auteur » : une créature que son essence contraint à (bien) écrire
L’essentialisme est
une conception selon laquelle les diverses espèces animales et végétales diffèrent entre elles par essence, ce qui implique la reconnaissance de discontinuités dans la nature. Cette conception s’oppose au nominalisme, selon lequel seuls les individus et les populations d’individus existent, considérant que les catégories ne sont que des abstractions construites par l’homme au sein d’un vaste continuum de formes dans la nature. (Wikipédia)
Pour le dire autrement, l’essentialisme postule l’existence, au-delà de la diversité, d’une essence quasi-platonicienne des espèces, mais aussi des genres et des « races » humaines. Comme le dit le blog intellection :
L’Essentialisme idéologique est une vision faussement transcendante voire théologique de ce qui est simplement social, établie par les vices culturels d’une société ou par les idéologues du pouvoir institutionnel. C’est une définition arbitraire des « essences » humaines différentes selon le conditionnement systémique des individus. L’essentialisme idéologique est bien plus qu’une simple désignation d’essences factices, car au-delà de l’essentialisation, et comme conséquence de celle-ci, il va jusqu’à la hiérarchisation des humains.
Dans le cas du « vrai auteur », l’essentialisme explique tous les paradoxes apparents :
- les éditeurs n’ont aucun mal à le déceler, dans la mesure où il appartient à une catégorie totalement distincte de celle des faux auteurs :
- ils ne peuvent s’arrêter d’écrire, non par névrose, mais parce que leur essence est d’aligner des signes sur du papier ;
- il leur suffit d’un seul vrai livre pour prouver que leur essence est celle d’un « vrai auteur », même si elle cesse de s’exprimer dans les livres ultérieurs.
À la lumière de ce concept, on comprend que la qualité de « vrai auteur » ne soit pas négociable pour les éditeurs. En réalité, le « vrai auteur » n’apprend jamais à écrire, il ne fait que découvrir ce qu’il a en lui depuis toujours (« je porte un roman »). La dramaturgie, les ateliers d’écriture, les bêta-lecteurs sont faits pour les auteurs factices. Si vous n’êtes pas un « vrai auteur » de naissance, aucune puissance au monde nous pourra vous le faire devenir.
Contre la prédestination du génie, la travail du talent
Autres temps, autres mots : le XIXe siècle ne parlait pas de vrais auteurs, mais de génies. Ce fantasme issu du romantisme permettait de vouer un culte à quelques grands écrivains, placés d’emblée au-delà du règne des gratte-papier ordinaires. Ce qui ne voulait pas dire que les non génies n’avaient pas le droit d’écrire.
« Le génie, c’est Dieu qui le donne, mais le talent nous regarde. », écrivait Flaubert. Si l’un des écrivains français les plus universellement reconnus estimait que ses livres étaient le fruit de son travail, pourquoi refuse-t-on aujourd’hui aux auteurs l’apprentissage de ce travail qui pourtant les regarde ?
Version bâtarde du génie, le « vrai auteur » n’a pas besoin de produire une œuvre monumentale pour mériter ce nom. Il lui suffit d’être reconnu par nos lamas éditoriaux, les seuls garant de l’appellation authentique. Quelques faits devraient pourtant nous persuader que les éditeurs ne sont pas toujours qualifiés pour cette tâche :
- Historiquement, ils sont passés à côté d’un grand nombre de chefs-d’œuvres (Proust) et de livres très rentables (Joanne Rowling).
- La surproduction littéraire et la surabondance de livres morts-nés montrent que les éditeurs sont impuissants à créer ou déceler les futurs succès.
- En l’absence de critères de qualité universels, les éditeurs sont jugés sur la rentabilité de leur boutique. Un éditeur qui publie le « livre » d’une personnalité people a beau faire correctement son travail aux yeux des actionnaires de son groupe, il se discrédite à ceux des aspirants auteurs.
- L’édition ne publie pas que des romans de haute tenue, elle fabrique aussi des quantités croissantes de livres de commande, de non livres pleins de photos, de traductions, de romans de genre écrits au kilomètre, bref de toutes sortes de bouquins qui n’attestent pas de leur exigence littéraire. Pour ces livres-là, pas besoin de « vrai auteur », un plumitif suffit. Pourquoi pas moi ? se dit l’aspirant auteur.
Ce qui nous amène à notre quatrième paradoxe : si on naît bien « vrai auteur », au nom de quoi les éditeurs s’estiment-ils indispensables pour améliorer les manuscrits ? Autrement dit, il faut choisir :
- soit le « vrai auteur » est une essence, et dans ce cas l’éditeur ne fait que favoriser sa manifestation ;
- soit le « vrai auteur » est bon professionnel de l’écriture, et dans ce cas il peut apprendre son métier grâce à son éditeur, mais aussi de mille autres façons.
Contre la dictature de l’essentialisme, un soupçon de nominalisme
Le nominalisme est l’antithèse de l’essentialisme, dans une querelle philosophique désormais obscure:
Le nominalisme considère donc que les mots ou signes ne servent qu’à désigner des étants réels singuliers, et qu’ils ne renvoient pas à des êtres généraux comme peuvent l’être les Idées platoniciennes. Par exemple, le terme « homme » n’a de signification que s’il suppose un homme singulier. Il ne signifie pas une quelconque essence de l’homme en général. (Wikipédia)
Poussé jusqu’à ses implications ultimes, le nominalisme refuse d’admettre que la réalité correspond à des catégories. La notion de nature humaine, par exemple, n’aurait aucune validité, pas plus que les lois physiques ou les concepts. Je ne veux évidemment pas suivre Ockham et son rasoir dans cette impasse, mais le nominalisme a le mérite de nous rappeler que les catégories culturelles n’ont qu’une existence relative.
Quiconque, en effet, chercherait à définir le « vrai auteur » de façon rigoureuse risquerait fort de ne ramasser que des préjugés et des mythes. Quand un concept ne sert qu’à imposer la honte et la ségrégation à un groupe social qu’on désapprouve, ce groupe a intérêt à s’en débarrasser définitivement.
Ce qui ne veut pas dire que tout se vaut et que les auto-édités méritent d’entrer dans le Panthéon littéraire – loin s’en faut. Pour la plupart d’entre nous, le chemin sera long avant que nous puissions égaler les grandes figures littéraires du passé. Mais le refus de l’essentialisme nous permet d’espérer qu’au bout de dix romans, notre prose se soit suffisamment améliorée pour que personne ne puisse douter que nous sommes des auteurs.
Et tant pis si nous n’y arrivons pas tous, au moins nous aurons essayé.