Je fais partie de ceux qui se sont toujours méfiés des liseuses électroniques.J’ai essayé il y a quelques années l’une des premières machines de Sony, mais je l’ai revendue très vite. J’étais sensible aux réflexions des luddites français (Cédric Biagini, L’emprise numérique. Comment internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, éditions L’échappée) et je répétais volontiers les arguments des anti au sujet de la sensualité de l’objet-livre, de la convivialité du papier par rapport aux froides machines, de la pollution engendrée par les appareils à obsolescence programmée, etc.
Des objets industriels
Mais mon projet d’autoédition a fini par modifier mon point de vue. J’ai compris, notamment, que le livre papier n’avait plus rien à voir avec son homologue du XIXᵉ siècle, et que l’apparente continuité du support cachait une longue série de mutations et de révolutions techniques. Regardez les livres de la bibliothèque de le Pléiade, par exemple : ne ressemblent-ils pas à des œuvres d’artisans, confectionnées avec amour à partir de matériaux traditionnels ? En réalité, il s’agit de produits industriels de haute qualité issus des mêmes techniques que les autres livres.
Pas plus que dans d’autres domaines, il n’est possible d’échapper à l’industrialisation des conditions matérielles. De même, il est aisé de montrer que l’inflation actuelle de la production éditoriale, avec la baisse de qualité qu’elle implique, résulte essentiellement de la baisse des coûts permise par les nouvelles techniques d’impression. Pour s’opposer à ce mouvement, il ne suffit pas de refuser la numérisation des contenus. Les éditeurs fonctionnent déjà en majorité comme des usines à contenus, cherchant à diminuer les coûts de production, à sécuriser la chaîne de commercialisation, à standardiser les produits et à se distinguer de la concurrence par les emballages. La littérature en tant que fait culturel, proche de l’intimité de l’être, est marginalisée depuis longtemps par ce système.
Le médium est-il le seul message ?
Que ce soit sur papier ou sur liseuse, Kafka reste Kafka et Musso, Musso. Nous ne ferons pas revenir le premier en refusant l’électronique, pas plus que nous ne généraliserons le second en renonçant au papier. Car la littérature dépend de deux facteurs : les conditions culturelles de sa production (le Prague de l’avant-guerre) et les conditions socio-économiques de sa diffusion (éditeurs littéraires sachant ce qu’est un bon livre, critiques cultivés, lecteurs lettrés et disponibles, etc.) Qui serait assez naïf pour penser que le médium (le livre papier) constitue le seul élément important de cet ensemble ? Dans le monde où les auteurs sont entourés de numérique, où les éditeurs passent huit heures par jour devant un écran d’ordinateur, où les imprimeurs ne traitent plus que des fichiers pdf, où les critiques sont en ligne et où un passage à la télévision suffit à assurer des ventes solides à un mauvais livre, qui prétendrait que le papier constitue un rempart à la médiocrité numérique ?
On peut préférer les livres imprimés pour toutes sortes de raisons, comme on peut préférer un meuble de bois à un meuble en panneaux de particules, mais les deux sont aujourd’hui des produits industriels ordinaires, fabriqués et vendus selon les mêmes techniques.
Des livres au parfum d’électronique ?
Cette question étant traitée, il faut aussi aborder l’effet du numérique sur la fabrication culturelle des livres. Le système antérieur (éditeurs garde-chiourmes, libraires de qualité, critiques dans les journaux) avait depuis longtemps montré des signes de faiblesse (éditeurs chefs d’entreprises capitalistes, libraires vendant des non livres reçus d’office, critiques inféodés aux grands éditeurs).
De même qu’internet a permis la production et la diffusion d’informations que le système médiatique tenait soigneusement cachées, le livre numérique pourrait permettre l’éclosion de courants littéraires et idéologiques nouveaux, que les éditeurs refusaient de laisser paraître. À cette occasion, les lecteurs pourraient découvrir une vérité qui ne fait plus de doute à mes yeux : que la sélection de livres présentée par les librairies ne constitue pas un reflet fidèle de la production littéraire et intellectuelle, mais un choix hautement stratégique de produits poussés par les éditeurs les mieux distribués. Fragiles et prisonnières d’un système de distribution cadenassé, les librairies n’ont guère les moyens de faire un choix parmi les centaines de livres qui paraissent chaque jour. Leur indépendance n’est que relative, si bien que les grands éditeurs peuvent les considérer comme les vitrines dociles d’une industrie verticalement intégrée (voir à ce sujet l’excellent billet d’Hubert Guillaud, Ce n’est pas l’internet qui a tué la librairie).
Plus que jamais, les livres vendus en librairie sont les produits d’un système. Leur parfum est celui des grands groupes éditoriaux, ils ressemblent à l’industrie qui les a fabriqués. Un auteur auto-édité qui cherche à placer ses livres dans les librairies se trouve dans la même position qu’un agriculteur auto-commercialisé qui cherche à placer ses légumes dans les épiceries et les supermarchés. Outsider, il a du mal à atteindre les standards de l’industrie et échoue, non à cause de la mauvaise qualité de ses produits, mais parce qu’il ne peut concurrencer les poids lourds de son secteur dans tous les aspects autres que leur qualité.
Artisanal et numérique
Voilà pourquoi j’estime qu’il faut défendre le numérique : pour la première fois depuis plusieurs décennies, l’auteur dispose à nouveau d’une chance d’échapper à la tyrannie d’un système (tyrannie qui s’exerce également sur les petits éditeurs) et d’atteindre ses lecteurs sans se soumettre aux diktats d’un marché. La légèreté et la convivialité des techniques nécessaires à la création d’un livre numérique lui permettent de diriger lui-même toutes les étapes allant de l’amélioration du manuscrit à sa commercialisation. Indépendant, il offre aux lecteurs des livres qui, s’ils dépendent pour leur lecture de machines électroniques, ne constituent pas moins des productions artisanales.
J’aime le papier autant que n’importe quel luddite, mais dans un monde où les écrans ont déjà conquis nos vies, le numérique peut représenter la seule chance de faire entendre sa voix – même si cette voix s’élève pour réclamer la destruction des machines.