La littérature possède bien des avantages dont le cinéma est privé : le monologue intérieur et l’intimité avec les personnages, les images et métaphores, les réflexions philosophiques, la prise en compte des sens autres que la vision… Hélas, puisqu’on parle de vision, il est un point au moins sur lequel le septième art fait preuve d’une indéniable supériorité : la figuration des choses vues, qui en littérature exige toujours une description.
On se rappelle les description balzaciennes, zoliennes (oui, ça existe), proustiennes, vestiges d’un temps où le portable, les emails ou Facebook n’interrompaient pas le cours de notre pensée toutes les vingt-cinq secondes. Heureuse époque, où les auteurs pouvaient envoyer aux éditeurs des romans commençant par trois pages absolument dépourvues d’action sans être rejetés à la première lecture par un étudiant en lettres mal payé.
Le culte de l’efficacité a gagné l’écriture, et nous devons désormais restreindre l’espace autrefois dévolu à la mise en place lente et patiente d’un décor pour satisfaire immédiatement la demande de la clientèle : de l’action, des objets que se déplacent, de la violence et du sexe. Il faut se faire une raison : la description statique, fleuron de la technologie littéraire française, n’est plus adaptée à la lecture moderne. L’avenir appartient désormais à une espèce plus percutante et plus agitée : la description dynamique.
La description classique
Commençons d’abord par les descriptions de papa, celles qui viennent spontanément sous la plume d’un élève de terminale :
Tacheté de rouille par les lichens ou de vert pâle dans les rares creux où le vent avait poussé un peu de loess auquel s’accrochaient quelques tiges de graminées sauvages, le roc qui montrait ailleurs une surface uniformément grise et polie par le temps s’assombrissait vers les profondeurs. On pouvait l’imaginer noir et anguleux comme le basalte vers les niveaux où le regard n’atteignait pas car une brume aussi opaque et pesante qu’un nuage de lait interdisait à l’œil d’inspecter l’extrémité du gouffre comme d’en évaluer le pourtour. Le vide regorgeait d’absence amorphe et muette.
C’est beau, non ? Il s’agit d’un extrait des Jardins statuaires, de Jacques Abeille, styliste égaré dans le monde de la télévision et de la publicité (mais pas encore d’internet et des téléphones mobiles). Dans une description statique, chaque élément doit être nommé, disposé par rapport aux autres éléments, qualifié, quantifié, connoté. Vous n’avez pas le choix : si vous voulez que le lecteur reçoive votre vision, vous devez la lui transmettre morceau par morceau, du général au particulier ou du particulier au général.
Qu’est-ce qu’une description dynamique ?
Maintenant, examinons une description dynamique :
À 13 heures, l’affluence battait son plein sur le Musti, avec ses dromadaires lourdement chargés qui, impassibles, se frayaient un chemin dans la foule, les clameurs stridentes de ses femmes voilées proposant leurs oranges dans une effroyable cacophonie qui montait par-dessus le chant du piégeur de rats sur le large chapeau duquel six spécimens dressés de ses proies, elles-mêmes coiffées d’un chapeau semblable, exécutaient une pyramide, les cris des marchands de poisson, ceux des vendeurs de lait, et les prières que psalmodiaient les mendiants. Mais si dense que fût la presse, elle se fendaient en hâte devant la progression du cortège tenant le centre de l’avenue à une allure détendue mais inflexible.
Cette scène se déroule dans l’Égypte du début du XIXe siècle. Elle est tirée du roman de Tim Powers, Les Voies d’Anubis. La différence, pour ainsi dire, saute aux yeux : plutôt qu’un plan fixe sur une nature morte, cette description dynamique raconte une histoire, à la manière d’un plan-séquence de cinéma. Étourdi, mais accroché, le lecteur voit apparaître les éléments de la scène en désordre et en mouvement, engendrant dans son esprit une image changeante.
Réservée aux scènes qui bougent ?
Évidemment, je sais ce que vous allez me dire : « Vos descriptions dynamiques ne concernent que des scènes en mouvement ; elles ne peuvent être utilisées dans le cas de lieux immobiles. » J’ai donc choisi un autre exemple du même roman :
Si nautoniers et mariniers sur la Tamise disposaient encore d’une demi-heure de ce beau soleil d’avril pour achever leurs travaux, les habitants du bas quartier de St. Giles avaient déjà vu le soleil se coucher depuis près d’une heure derrière les hautes et vieilles bâtisses déchiquetées qui constituaient leur unique et sinistre et déprimant horizon proche et la quasi-totalité des fenêtres dépareillées du Château du Rat brillaient d’or en fusion.
Les nautoniers, mariniers et habitants de St. Giles ne sont pas des personnages de cette histoire, mais l’auteur convoque leur point de vue pour dramatiser sa description. Le lecteur ne doit accomplir aucun effort particulier pour se représenter ce paysage urbain, il en acquiert la vision en suivant le travail des premiers et la soirée précoce des seconds.
Mise en pratique
Pour reprendre l’exemple du gouffre décrit par Abeille, si on devait réécrire cette description à la mode dynamique, on pourrait par exemple convoquer des insectes parcourant la paroi, une procession de fourmis ou un personnage secondaire qui aurait tenté d’y descendre :
Penché sur le gouffre, j’aperçus une ligne sombre qui parcourait la roche. Son déplacement me fit comprendre qu’il s’agissait d’une procession de fourmis. La colonne reliait entre eux les rares creux où le vent avait poussé un peu de loess auquel s’accrochaient quelques tiges de graminées sauvages. Fasciné, je contemplai longtemps ces êtres minuscules, les seuls à pouvoir s’accrocher à la surface uniformément grise et polie par le temps. Plus bas, dans les profondeurs obscures, j’imaginai plus que je ne vis d’autres insectes qui rampaient sur la pierre anguleuse et noire, créatures pâles et lentes qui survivaient dans une brume aussi opaque et pesante qu’un nuage de lait.
Je ne prétends pas – loin s’en faut – que mon pastiche dépasse l’original, mais il suffit pour illustrer mon propos, dans ce billet qui sera le dernier de la saison 2014-2015.
P.S. : Je crains, hélas, de n’avoir pas toujours appliqué mes propres conseils dans mes livres. J’ai surtout recours à la description dynamique quand je constate qu’une description statique mettrait trop à l’épreuve la patience de mes jeunes lecteurs.