Parfois, la création de mondes imaginaires est aussi simple que griffonner une carte sur la nappe en papier d’un restaurant. Ici, une chaîne de montagnes infranchissable, là une ville ancienne, ailleurs un lac aux eaux profondes, survolé par un dragon. L’imagination habite déjà ces lieux à peine ébauchés, et l’histoire commence. Mais à peine suis-je entré dans cette rêverie narrative que je rencontre les noms de Mordor et de la Conté, qui me paraissent vaguement familiers. Un certain rôdeur, héritier d’un royaume, que je prenais pour un habitant exclusif de ma fantaisie, me rappelle que son véritable créateur s’appelait J.R..R. Tolkien et mon dragon tient obstinément à se faire appeler Smaug. Finalement, la simplicité n’était qu’illusoire et je n’ai pas inventé, seulement joué avec mes souvenirs littéraires.
Création de mondes imaginaires : L’envers et l’endroit
L’endroit, règne de l’hémisphère gauche
Je reprend tout de zéro. Je ne me laisserai plus la bride à ma muse paresseuse. J’ai décidé de construire mon univers synthétique par la force de la raison, en jouant avec les données objectives caractérisant tout implantation humaine. Plutôt que de rêver une ville sur pilotis, aux les tours de bois qui partent à l’assaut du ciel, je fabrique une bourgade côtière de 10 000 habitants, vivant principalement de la pêche, vendant sa production dans la grande ville située à cinquante kilomètres dans les terres. Je convoque l’histoire, l’économie, la sociologie, l’urbanisme, l’étude des religions pour composer le portrait solide et objectif de cette cité qui sent le poisson et le goudron. La vie de mes personnages sera intimement liée à la mer. Quant au décor, il sera limité par les moyens modestes de la ville. Adieu les tours et les pilotis, bonjour les maisons basses chauffées à la tourbe, les églises trapues et les halles de chêne.
Ainsi calculée, ma ville échappe enfin au déterminisme de la mémoire. Je peux jouer avec les variables et les « Et si… », torturer les habitants en inventant des tourments inédits – mais rationnels. L’ennui, c’est que cette cité portuaire ressemble désormais à une description tirée d’un manuel de géographie.Ma propre imagination déserte les rues humides et les quais couverts de lichen, réclamant un peu plus de fantaisie, de rêve et de démesure.
L’envers, ou l’imagination à taille humaine
C’est là qu’intervient la vision subjective, que j’appelle l’envers. Seul moyen de rendre la vie à un lieu laborieusement fabriqué par l’imagination rationnelle, le récit à la première personne insuffle à ce lieu tous les sens qui lui font défaut. Même si la narration définitive utilisera la vision distanciée d’un tiers, l’auteur gagne beaucoup à laisser ses personnages l’initier à leur expérience. En endossant l’identité d’un pêcheur, il accède à l’envers, à l’expérience d’une conscience de l’autre côté de la matière.
Cette identification provisoire opère des miracles. Soudain, la vie terne de ce bourg côtier gagne de nouvelles couleurs. Le pêcheur aime la jeune fille d’un fabriquant de cordages, il construit avec son père une maison dans le nouveau quartier que la digue a conquis à la mer, il passe ses nuits à refaire le monde avec son ami d’enfance, il hésite à s’engager dans la marine royale. En compagnie de ce guide, l’auteur découvre sa ville comme s’il ne l’avait jamais créée. La chair a ses raisons que l’esprit ignore ; quand l’imagination rationnelle embarque ainsi dans le véhicule périssable d’une subjectivité, elle accède aux dimensions qui lui manquent et se perd dans ses propres inventions. Tel est le pouvoir de l’envers, dont aucun auteur de fantasy ou de science-fiction ne peut se passer.
Un exemple personnel : Vaalinas, le pays des Renonçants
Dans ma série Lucie Acamas, Vaalinas apparaît d’abord comme un repoussoir, un lieu où Lucie ne souhaite pas se rendre. Vaalinas, ou plutôt Niziros, où réside sa tante Amphithrite, dont la cuisine suffit à décourager la nièce la plus dévouée. Lucie ne nourrit pourtant aucune antipathie à l’égard des Renonçants – nom donné par les Zénians aux habitants de Vaalinas à cause de leur refus d’utiliser l’ousia, cette énergie qui fonde leur pouvoir. Elle les voit comme d’honnêtes et attachants voisins, dont la modération et la sagesse offre un contrepoint à la soif de puissance qu’elle affront à Zénia.
Comme le troisième volume de la série se passe presque entièrement à Vaalinas, j’ai été amené à développer davantage ce micro-État, ce qui m’a confronté immédiatement à un paradoxe : comment une telle nation, définie d’emblée par son refus de recourir à l’ousia, peut-elle survivre dans un monde où cette dernière est devenue un synonyme de pouvoir ? Ou bien, pour le dire autrement : comment une région essentiellement rurale peut-elle conserver à la fois son indépendance et sa prospérité quand les cités-États qui l’entourent sont engagées dans une marche forcée vers le développement technique et militaire ?
C’est ainsi que Vaalinas et son gouvernement ont acquis peu à peu la duplicité d’un État neutre qui ne peut se défendre des visées de ses voisins qu’en nouant avec certains d’entre eux des alliances où la morale n’a pas sa place. Blanchiment d’argent, franchise fiscale, torture, trafics en tout genre : tout est bon pour assurer à l’élite du pays pouvoir et prospérité, tout en évitant une mise sous tutelle qui détruirait l’économie locale. Si ce schéma vous semble familier, cela ne pourrait être qu’une coïncidence.
Je suis donc passé d’une représentation initiale des Renonçants qui évoquait la société des Amish à une vision plus rationnelle, où le souci de vraisemblance exigeait que je me penche sur tous les aspects politiques, économiques et culturels de cette nation. S’ajoutait à cela que Vaalinas dissimulait de terribles secrets et que les vestiges de son passé contredisaient sa paisible ruralité. L’organisation de la société et du territoire devait obligatoirement rendre cette dissimulation possible, ce qui supposait que la plupart des Vaaliniens étaient à la fois privé de pouvoir et ignorants des secrets et du passé en question.
Comment intégrer cette masse d’information dans une histoire ? Comme éviter le copier-coller entre mes notes rationnelles et les descriptions de mon roman ? Simplement, en adoptant le point de vue de Lucie, et en traduisant toutes les informations objectives en impressions subjectives. Un exemple : Lucie parcourt la ville de Ssannu, qu’elle connaît depuis sa plus tendre enfance. Ma description commence d’abord comme un extrait de guide touristique :
De toutes les villes de la région, Ssannu possédait sans aucun doute les plus beaux monuments et les plus anciens, dont un grand nombre dataient de l’empire sarmannais. Oubliée pendant plusieurs siècles, elle avait été redécouverte et restaurée par Phaal le Preux, le souverain légendaire de Vaalinas.
J’ai conservé ces notes pour situer la ville dans son contexte. Comme elles ne possèdent pas une importance décisive dans la narration, je les ai limitées à un court paragraphe, immédiatement suivie d’une description de Ssannu suivant de près le ressenti de Lucie :
Lucie se rappelait ses premières impressions de la ville, alors qu’elle n’avait que sept ans. Les étranges monuments de pierre restaurés au moyen de faux murs et toits de bois, le grand marché carré qui vous étourdissait de marchandises en provenance du monde entier, la rivière asséchée, les étroites rues de Storannu, les canaux de la cité sacrée, les souterrains du fort et les jardins royaux l’avaient immédiatement et durablement séduite. Ssannu, c’était la ville de ses rêves, son terrain de jeu, son lieu de vacances favori. Pendant des heures et des jours, elle avait parcouru le marché, jeté des cailloux dans le lit sec de la Gualtuphi, découvert les plantes rares des jardins, escaladé les murs éventrés des anciennes fortifications. Pour la petite Zéniane qui avait grandi dans une ville aux rues droites et aux bâtiments symétriques, Ssannu représentait un lieu fabuleux, que l’imagination ne pouvait totalement se figurer.
Ce paragraphe, qui représente la plus grande partie de ce qui sera livré au lecteur à propos de la ville, exprime surtout l’envers du monde imaginaire, la façon dont il peut être expérimenté. Comme une jeune fille de quatorze ans ne s’intéresse pas aux détails de la vie administrative, commerciale ou politique des lieux qu’elle connaît, j’ai passé sous silence la plus grande partie de mes notes préparatoires, qui influencent le récit sans être dévoilées.
Conclusion
Dans la création de mondes imaginaires, il faut savoir résister à la tentation d’exhaustivité, qui alourdit le roman sans rien apporter à l’histoire. Un auteur ne doit jamais oublier que ses lecteurs ne possèdent aucun intérêt préalable pour les lieux qu’il invente, et que sa création n’existe qu’à partir du moment où elle joue un rôle dans le récit.
Les concepts d’endroit et d’envers m’aident à définir deux moments dans mon travail de créateur : celui de l’invention rationnelle et celui de l’appropriation subjective. Ici comme dans d’autres domaines, je suis persuadé que l’une des qualités les plus indispensables d’un auteur est de savoir éliminer l’accessoire pour se concentrer sur le cœur de son récit.