J’ai toujours aimé les ruines. En la matière, mes goûts sont éclectiques : ruines de châteaux médiévaux, ruines d’églises ou de temples, ruines de cités anciennes, ruines d’immeubles, de pavillons bourgeois, d’usines, de parcs d’attraction, ruines de tout ce qui fut beau, puissant et majestueux.
Ma passion n’a rien d’original : il y a plus de deux siècles, les romantiques inventaient la poésie des ruines, allant jusqu’à inspirer la construction de tours tronquées, de fausses chapelles enterrées et de colonnades effondrées dans les jardins à la mode. Ils s’inscrivaient dans le fil d’une mode plus ancienne encore, née au moment où la Renaissance avait découvert la beauté et la grandeur des ruines antiques. Cette passion pour les cadavres architecturaux aurait pu demeurer populaire, si le Troisième Reich ne l’avait transformé en une « Théorie de la valeur des Ruines », formulée en 1936 par Albert Speer (merci Bruno Challard).
Dans ce billet, je recense cinq usages des ruines en littérature, en adoptant le point de vue d’un auteur. Mon rêve secret est d’inspirer le plus possible de confrères, afin de susciter, dans un proche avenir, une floraison de romans mettant en scène des châteaux démolis, des ateliers dévastés, des parcs de loisirs hantés, des bibliothèques éventrées ou des palais abandonnés.
1. Les ruines d’une époque révolue
Un parc d’attraction abandonné, une usine réduite à une forêt de poutrelles rouillées ou une ruine de casino renvoient immédiatement aux vies quotidiennes de ceux qui fréquentaient ces lieux. En arpentant les jardins envahis par les hautes herbes, les entrailles où se décomposent des machines ou les grands halls des pavillons autrefois luxueux, le visiteur croit entendre des rires d’enfants, les cliquetis des engrenages, les conversations de banquiers.
Le souvenir, dès lors, impose un retour en arrière. Pas besoin de s’attarder sur les circonstances de la destruction de ces décors ; il suffit de remonter le temps et de reconstituer, comme on recolle un vase étrusque, le quotidien des humains qui les fréquentaient.
Exercice pratique : À partir de la photo ci-dessus, imaginez une suite à cette petite accroche : « Elle ramassa le bouquet de mariée desséché et ferma les yeux. Aussitôt, la vision de ce passé révolu envahit son esprit. Elle entendit la musique, jouée par un orchestre de jazz, sentit à nouveau les parfums des danseuses et celui de ces roses qui composaient le bouquet. Autour d’elle, le tourbillon de la fête lui donnait le vertige. »
2. Les ruines d’un destin tragique
Mais l’anéantissement d’un lieu peut aussi cacher une histoire. Grandeur et décadence d’une orgueil, les ruines symbolisent alors la folie des hommes et l’effondrement d’une ambition. Un détail, tel le traineau de Charles Foster Kane, peut alors livrer la clé des événements qui se sont déroulés dans ce lieu des années plus tôt. L’écrivain cherche alors à comprendre le mécanisme de l’effondrement et ses causes. Il colle au plus près de la psychologie de personnage d’autant plus fascinants qu’ils sont parvenus au sommet de la puissance et de la richesse.
Dans ce genre de ruines se cache souvent une leçon : mise en garde contre la démesure, justice poétique détruisant des fortunes mal acquises, considérations sur la fragilité des empires construits sur l’exploitation, le mensonge ou le crime. Autre thème compatible : la faiblesse du fort, la faille secrète qui provoquera la déchéance d’un homme qui a conquis le monde, mais qui ne peut rien contre ses propres démons.
Exercice pratique : Inventez une histoire tragique à partir de ces quelques éléments : un manoir abandonné, deux bouteilles d’alcool, une étiquette comportant des inscriptions mystérieuses et le portrait inachevé d’une femme.
3. Les ruines, témoins d’un crime impuni
Les fantômes qui s’attardent dans une maison détruite. Le troisième type de ruines appartient aux territoires crépusculaires qui séparent le jour de la nuit. On imagine volontiers une enquête policière où s’inviterait le surnaturel, ou bien la vie ordinaire d’une famille perturbée par l’intrusion des spectres. Le revenant qui ne trouve pas de repos réclame souvent une justice dont il n’a pu bénéficier. À l’inverse du thème précédent, celui-ci exclut toute intervention du destin, puisque l’injustice a pu être commise sans que le coupable soit inquiété. L’au-delà ne peut le punir, mais il se manifeste bruyamment pour recruter un justicier qui corrigera le déséquilibre engendré par le meurtre.
Exercice pratique : Vous venez d’emménager juste à côté de la charmante maison de bois ci-dessus. Votre fils Ethan n’est pas rentré pour déjeuner. Connaissant son goût pour les lieux abandonnés, il a sans doute voulu visiter cette maison, dont un vieux voisin affirme qu’elle est hantée. Imaginez ce qui a pu arriver à Ethan.
4. Le ruines d’une civilisation disparue
Le personnage de l’archéologue, fantasmé en un Indiana Jones, a fait les beaux jours du cinéma d’aventure, et avant lui de la littérature populaire. En la matière, il paraît difficile d’échapper aux clichés, à moins de faire le choix de jouer avec eux.
Une civilisation disparue représente une autre version de notre société organisée. Depuis la Renaissance, les ruines de la civilisation romaine nous renvoient à la finitude de notre propre civilisation. La citation de Paul Valéry (« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ») exprime un sentiment né en même temps que la modernité.
Un autre thème lié aux ruines antiques est celui de l’altérité. Confrontés à l’énigme de ces temples et de ces bâtiments publics, nous ne parvenons pas à nous représenter la vie quotidienne de leurs bâtisseurs. Ces inscriptions gravées dans la pierre refusent de livrer leurs secrets. Les masques grimaçants peints sur ces vases ne ressemblent à aucun de nos dieux.
En littérature, de telles ruines peuvent conduire à des mondes inconnus, comme dans la trilogie d’Oswald Bastable de Michael Moorcock. L’Atlantide en fait partie, suscitant des fantasmes d’invasion extraterrestre et de civilisation technique disparue.
Exercice pratique : Votre personnage est un touriste basque en visite à Gérase (photo). Naïf, il accepte de boire le liquide sombre que lui offre un boutiquier. Erreur fatale, car il est envahi par des visions de la ville antique, qui se superposent à la ville moderne. Peu à peu, sa réalité se transforme en celle d’un homme de la cité romaine, au moment où Arétas III la prend d’assaut. Maintenant, vous pouvez écrire le reste, en sachant que la reconstitution historique souffre de quelques anachronismes qui finiront par entraîner le protagoniste sur les chemins du temps.
5. Le palimpseste des ruines
Venons-en maintenant à mes ruines favorites, fondement de toute ma série Lucie Acamas. Le palimpseste, manuscrit tracé sur un ancien parchemin qui conserve la trace des écritures d’autrefois, sert de métaphore à la ville.
Jusqu’ici, j’ai envisagé les ruines comme des objets isolés ou des paysages uniformément dévastés. Dans le thème du palimpseste, la ruine est insérée dans le tissu d’une ville, émergeant entre deux bâtiments neufs ou mise au jour à l’occasion de fouilles archéologiques. Cette résurgence du passé au sein d’un urbanisme plus récent fait apparaître sous le plan actuel d’autres plans, sous la répartition des quartiers contemporains une autre façon d’occuper l’espace. Un forum est localisé sous le parking d’un centre commercial périphérique. Une tour isolée, intégrée à un bâtiment postal, révèle sa vraie nature de donjon médiéval. Un cimetière mérovingien s’invite dans un jardin public.
Rien ne s’oppose, d’ailleurs, à la superposition de trois ou quatre états successifs de la ville, les précédents subsistant à l’état de vestiges dans les strates archéologiques d’un site.
La série Lucie Acamas se déroule dans des villes et territoires marqués par la coexistence de plusieurs niveaux historiques. Cinquante ans avant l’action, la ville de Zénia, comme les autres villes de ce monde, a subi une destruction quasiment intégrale, qui a rendu l’ancien centre inhabitable. La ville nouvelle, construite suivant un modèle standardisé sur l’autre rive de la rivière Oriane, n’a pourtant pas réussi à effacer l’urbanisme de l’ancienne. Le quartier où vit Lucie, la protagoniste principale, constitue l’un des seuls à avoir échappé à l’anéantissement. Le Grand Plan Urbain en prévoit depuis longtemps la destruction pour construire de hauts immeubles, mais les habitants s’y opposent efficacement.
Exercice pratique :Sur une feuille blanche, tracez les rues et les bâtiments d’une ville ancienne. Placez ensuite un calque sur cette feuille et décalquez les vestiges de la ville ancienne que vous souhaitez conserver. Tracez ensuite sur le calque la ville moderne, en ne tenant compte que des grands axes de la ville ancienne. L’histoire que vous écrirez devra se dérouler parmi les vestiges de la première ville, là où le passé refuse de disparaître. Cette métaphore vous permettra d’inventer des personnages marqués par la même caractéristique : chez eux aussi, le passé et le présent coexistent, réalités opposées sur un même plan de conscience. cette opposition constituera le premier conflit de votre histoire.
Pour aller plus loin
Les logiques duales d’une ville stratifiée